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► Alimentation et précarité

Photo : © Aymeric Warmé-JanvilleIntervention de Jean-Pierre POULAIN, socio-anthropologue, professeur à l’Université de Toulouse le Mirail. (Synthèse librement adaptée de l’intervention retranscrite)

Manger est un acte social et culturel, Brillat-Savarin le disait, c'est « le premier plaisir que l’homme a en naissant et le dernier qui reste lorsque tous les autres ont disparu ». Nous allons essayer de comprendre comment la précarité, dans les réalités très différentes qu’elle recouvre, se traduit dans les rapports à l’alimentation. 

La question de l’obésité est une bonne clé d’entrée pour comprendre ces rapports. L’obésité est devenue une préoccupation importante dans les sociétés développées. Les études épidémiologiques ont montré qu’elle entretenait un lien fort avec la position sociale : les taux de prévalence de l’obésité sont les plus élevés chez les personnes à faible capital économique et culturel. Mais comment ces personnes en sont-elles arrivées là ? Certes, les groupes sociaux se différencient par leurs goûts, leurs rapports à l’activité physique et à l’alimentation. Cela revient à dire que l’obésité est déterminée par les modes de vie ; c’est une lecture statique. On constate cependant, lorsqu’on croise la corpulence et la dynamique des revenus, que l’obésité est plus forte chez les personnes dont la situation sociale s’est dégradée (baisse du salaire ou dégradation qualitative de la situation professionnelle).

A partir de là, on peut distinguer deux formes d’obésité en lien avec la question de la précarité.

La première est l’obésité de transition. La transition nutritionnelle accompagne très souvent les phénomènes migratoires. Ces derniers projettent les gens dans des univers alimentaires et culturels extrêmement différents et provoquent une transformation de la structure de la ration nutritionnelle. Mais ces personnes arrivent aussi avec un modèle du rapport au corps différent et il faut faire attention à ce que la lutte contre l’obésité ne se transforme pas en une attaque contre ces modèles de représentations de ce qu’est, par exemple, une « belle femme ».

Le modèle de la transition peut nous aider à comprendre la question de l’obésité et de la modernité alimentaire. Dans les sociétés modernes, nos besoins énergétiques ont drastiquement baissé, à cause du chauffage, de l’urbanisation etc. Mais nos modèles alimentaires, surtout lorsqu’ils sont un peu traditionnels, sont enracinés dans une histoire culturelle. Ils mettent en scène l’énergétique, le fort, la fête, le gras. Et nous avons gardé des choses comme ça : le foie gras, mon Dieu ! C’est quelque chose d’extraordinaire, même chez les gens qui pichnotent et qui enlèvent le gras de l’entrecôte, quand même, quand c’est Noël, le foie gras ce n’est pas gras, c’est une telle force symbolique. 

Il y a donc un écart entre ce qui contrôle les modèles alimentaires, les dispositifs culturels et les représentations, et nos besoins énergétiques qui ont changé. On peut penser, de manière un peu optimiste, que les phénomènes s’ajustent régulièrement et que l’obésité n’est donc qu’une question de deux ou trois générations sacrifiées. Mais on peut aussi considérer, c’est une lecture française plus interventionniste, qu’il faut accompagner l’évolution des modèles alimentaires tout en les respectant. Car ces modèles ne sont pas que des protéines, des lipides, ou des glucides, ce sont des repas et des significations symboliques.

La seconde forme d’obésité qui nous intéresse ici, c’est l’obésité de précarisation. Les travaux de Serge Paugam ont décrit une sorte de cycle des phénomènes de dégradation des situations sociales, avec trois grandes étapes : la première est une étape de fragilité au cours de laquelle la personne n’accepte pas l’étiquette de pauvre et se replie sur elle-même. Du point de vue de l’alimentation, cette étape se traduit, par exemple, par le refus des invitations, par peur de devoir les rendre, car le don a un coût de prestige. Cela mène donc à des phénomènes d’isolement. Et puis le travail que font la presse et les associations en particulier permet de déplacer la frontière vers une seconde étape, dans laquelle les gens acceptent l’aide, et, du même coup, acceptent de se faire coller le stigmate d’ « assisté ». Cette deuxième étape est très complexe, car le fait d’accepter l’aide apporte à la fois des bénéfices et des pertes d’identité sociale. Il faut avoir à l’esprit l’importance de cette question c’est à ce stade que vous travaillez. Et vous avez probablement un dispositif technique qui est particulièrement intéressant parce qu’il réfléchit en termes de dignité, en termes de logique d’achat pas seulement en terme d’assistance. La dernière étape, c’est la phase de rupture dans laquelle la personne refuse l’aide avec les contraintes qui lui sont associées.

L’enjeu pour vous, c’est bien de donner de la nourriture, mais pas seulement. C’est d’éviter les phénomènes de désocialisation, car l’aliment est support d’un lien social, dans l’achat et dans la consommation.

Jean Trémolières, le fondateur de la nutrition humaine en France, écrivait à la fin de sa vie : « A travers le choix de ses aliments, l’homme choisit le type d’homme qu’il désire être. En réduisant le pain à des calories, le vin à une drogue, le sexuel à une hygiène, nous nions le rôle affectif de la chair et nous proclamons que notre science est suffisante pour donner un sens à la vie, nous reléguons la symbolique et le sacré au rang de vestiges barbares. » C’est ce rapport à l’alimentation et à la nutrition, global, culturel, social que je souhaiterais promouvoir avec cette dernière citation de Platon dans la République : « une société se construit autour de la façon dont elle produit et consomme ses aliments ». Peut-être que la modernité, c’est que les sociétés se construisent aussi sur la façon dont elles distribuent les aliments. 
 
Photo : © Aymeric Warmé-Janville