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► Nouveaux paysages de lutte contre la pauvreté.

Intervention de Michel LEGROS, professeur à l’Ecole Nationale des Hautes Etudes de Santé Publique de Rennes et membre du Conseil de l’Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale. (Synthèse librement adaptée de l’intervention retranscrite).

Depuis 100, 150 ans, il y a résurgence, tous les 30 ans en France, de l’aide alimentaire. Il faut balayer un mythe que l’on entend, y compris dans les associations : l’aide alimentaire serait une réponse très ponctuelle à une situation de détresse et serait amenée à disparaître dès que la population serait revenue à meilleure fortune. L’histoire économique des relations entre l’alimentation et la pauvreté nous montre qu’il faut s’inscrire dans des cycles longs. 
La pauvreté est depuis plusieurs années relativement stable en France : elle n’augmente pas de façon phénoménale. En revanche, on est dans l’incapacité de réduire une espèce de socle de pauvreté à peu près stable depuis 25 ans. Ce socle est composé de familles monoparentales, familles nombreuses, personnes âgées, dont (c’est un phénomène qui n’a été étudié que récemment) de « jeunes » personnes âgées qui sortent de 25 ans de passage dans les dispositifs de chômage, de RMI, d’emploi précaire et de travailleurs pauvres et qui se retrouvent avec de très faibles retraites.

Si la pauvreté est globalement stable, elle connaît en revanche des inflexions liées à l’évolution de la croissance : les périodes de croissance faibles ont un impact sur les personnes précaires. Nous avons actuellement une triple crise : une crise financière dont il semblerait qu’on soit presque sorti si on regarde les mouvements de recapitalisation des banques. Une crise économique liée à une baisse de productivité, à la raréfaction du crédit, à des phénomènes de relance par l’investissement plutôt que par la consommation. Et enfin, une crise brutale avec une augmentation des taux de chômage, identiques aux années 1990 : nous sommes repartis sur un modèle de crise sociale dont l’évolution va vraisemblablement se faire sur 3 à 5 ans. L’investissement dans le social que nous faisons maintenant, il faut donc se préparer à le gérer dans la durée.

Les statistiques nous montrent que, dans cette crise, il y a un lien beaucoup plus fort que dans les précédentes entre chômage et pauvreté. En 2003 : 2,3 millions de chômeurs. En 2010 on l'estime à 3 millions. L’OFCE [Observatoire Français des Conjonctures Economiques] dit que ces 700 000 chômeurs en plus devraient générer de 450 000 à 500 000 personnes pauvres [seuil européen de pauvreté situé à 60% du revenu médian, ndlr] et 120 000 bénéficiaires du RMI. Le chômage actuel est plus lourd de pauvreté que ce que l’on avait imaginé et la croissance risque d’être peu riche en emplois.

La crise n’a pas provoqué de ruée sur le social, sauf pour l’aide alimentaire. Cela tient au fait d'« amortisseurs », en particulier une réforme des conditions d’indemnisation du chômage. Mais cela veut dire que la crise, si elle est plus faible que ce qu’on avait imaginé, va durer beaucoup plus longtemps sur le plan social. Pour les gens à faible revenus, cette crise brutale fait suite à des tensions sur les modes de consommation (renchérissement de l’essence, du gaz, de l’électricité ; augmentation des dépenses de santé, de logement). Les gens ont des marges d’arbitrage de plus en plus restreintes et l’alimentaire arrive alors comme une variable d’ajustement. 

Au cours de travaux sur la pauvreté, nous avons été frappés par deux choses. La première : un phénomène d’échec, de « retour à la case départ », retour dans les dispositifs sociaux de gens qui avaient réussi à retrouver un emploi dans la période de croissance précédente et qui sont aujourd’hui de nouveau au chômage. De la même manière, plus d’un tiers de gens qui reviennent à la commission de surendettement sont des échecs des plans d’apurement précédents. Le second phénomène est « la tentation de repli » : la boîte aux lettres qu’on n’ouvre plus, le téléphone auquel on ne répond pas, ces démarches qu’on ne fait pas, etc. On pourrait penser à des signes individuels de dépression clinique. Mais c'est un vrai phénomène collectif : les gens les plus en difficulté, les plus pauvres se mettaient à faire la tortue. Ces comportements de non recours sont d'autant plus difficiles que le contexte actuel est durci par une série d’exigences. Nous sommes passés de politiques d’insertion à des politiques « d’activation » qui mettent une pression plus forte sur les gens. Si cette pression permet à certains de retrouver un emploi et de se réengager, elle est en revanche difficile pour nombre d'autres. Ces politiques d’activation accompagnent beaucoup moins les gens sur le plan social. On met l’accent sur la formation, sur le retour à l’emploi, on met moins l’accent sur la santé et sur la socialisation. 

Il me paraît donc important, dans vos réflexions par rapport à ces évolutions, de maintenir des espaces ouverts. Vous insistez, vous avez raison, sur le fait qu’il faut que les gens paient parce qu’il y va de leur dignité. Bien sûr qu’il y va de leur dignité. Mais méfiez-vous : la tendance est de durcir les contreparties et de dire : « on vous donne quelque chose, mais en échange il faut que… ». Pour un certain nombre de gens, ce durcissement des contreparties est difficile.

Il faut sans doute aussi face à une tentation du repli parmi les populations pauvres, développer des formes d’interventions qui « aillent vers ». Ne pas rester dans sa structure mais inventer des passerelles qui permettent à des gens qui n’ont pas envie de sortir de chez eux, de venir.

Et ne vous étonnez pas de voir des publics pour qui l’idée de demander de l’aide alimentaire renforce une espèce de sentiment de honte, quelque chose en dehors de leurs pratiques anciennes parce que, jusqu’alors, ils avaient l’impression d’être passés dans une autre case. Et que le retour à la case départ rend difficile cet accès à la demande. Il faut s’y préparer, ce ne sont pas les mêmes publics.

Cela veut dire aussi qu’il ne faut pas penser ces actions d’aide alimentaire comme des actions courtes, il faut les penser dans la durée et dans la professionnalisation.

Photo : © Aymeric Warmé-Janville

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